Aumônerie  ·  Islam  ·  Suisse
Mallory Schneuwly

Accompagner des militaires, des malades et des migrant·es : les aumôneries musulmanes dans les institutions suisses

Dans un contexte où les traditions religieuses en Suisse se diversifient, comment les aumôneries actuelles qui travaillent dans l’armée ou les Centres fédéraux d’asile (CFA) agissent-elles ? Historiquement gérée par les Église chrétiennes, la docteure Mallory Schneuwly Purdie montre que la Confédération et ses institutions ont notamment mis en place des aumôneries musulmanes afin de s’adapter aux réalités du terrain.

Une gestion cantonale du religieux

En Suisse, la compétence en matière de gestion des relations entre l’État et les communautés religieuses est du ressort des cantons. Si 20 ans après le rapport de la Commission fédérale contre le racisme (CFR) signé par Cattacin et ses collègues (2003) on ne peut plus parler de 26 façons différentes de réguler le religieux, il n’en demeure pas moins que les modalités de gestion restent plurielles : certains cantons séparent les Églises et l’État de manière stricte, alors que d’autres reconnaissent de droit public les Églises catholiques ou encore évangéliques réformées.  

L’aumônerie au soin des Eglises historiques

L’aumônerie fait précisément partie du cahier des charges généralement accordés aux seules Eglises historiques de Suisse. Que ce soit en prison, à l’hôpital, dans un établissement médicosocial, une école du secondaire II ou un foyer d’hébergement collectif, des aumônières et aumôniers catholiques ou protestant·es assurent des prestations d’accompagnement spirituel à toutes et tous, indifféremment de leur appartenance religieuse ou de l’intensité de leur conviction .

Si ce modèle a longtemps fait ses preuves, aujourd’hui, en raison de la pluralisation des traditions religieuses auxquelles appartiennent les Suisses et les Suissesses, il tend à ne plus entièrement satisfaire ni les patient·es, les détenu·e·s ou les personnes migrantes qui peuvent avoir des besoins et des questions religieuses spécifiques, ni les personnel·les des institutions qui doivent faire face à des questionnements existentiels et des représentations du monde de plus en plus diversifiées.

Cependant, certains cantons accordent à certaines communautés religieuses un statut de droit privé ou certains droits résultant  d’un accord de collaboration avec l’Etat. Dans ce cas de figure, certaines communautés comme la communauté israélite dans le canton de Vaud, l’association « Aumônerie musulmane » dans le canton de Genève ou l’association Qualitätsicherung Muslimische Seelsorge (QuaMS) dans le canton de Zurich se voient reconnaître le droit de pratiquer un accompagnement spirituel dans certaines institutions publiques cantonales.

Développement de l’aumônerie musulmane

Cependant, en raison d’une population suisse pluralisée, même en l’absence de bases légales précises, nombreuses sont les institutions publiques à collaborer formellement ou informellement avec des imams, des représentant·es associatifs musulmans ou des aumônières et aumôniers musulman·es en vue d’offrir à leurs usager·ères un accompagnement spirituel adapté à leurs besoins.

Si le concept d’aumônerie n’appartenait traditionnellement pas au lexique utilisé par les théologien·nes musulman·es, l’assistance aux personnes dans le besoin a toujours constitué un devoir religieux en islam en étant particulièrement présent dans les enseignements coraniques.

L’assistance aux personnes dans le besoin a toujours constitué un devoir religieux en islam en étant particulièrement présent dans les enseignements coraniques

Longtemps assuré par les familles et les proches, l’évolution des pratiques sociales et familiales montre un besoin de professionnalisation dans l’aumônerie et l’accompagnement spirituel musulman. En effet, ces offres parfois « bricolées », souvent « improvisées » ne répondent aujourd’hui ni aux besoins des personnes en état de vulnérabilité, ni à ceux des personnels des institutions qui cherchent des collaborations plus régulières et professionnelles avec qui tisser des relations de confiance.

Si les interventions  existent depuis le début des années 2000, en particulier dans les prisons et les hôpitaux, ce n’est que récemment que l’aumônerie musulmane se développe comme un champ professionnel, et notamment à l’échelon fédéral. En effet, en 2022, respectivement en 2023, l’aumônerie musulmane devient une composante de l’aumônerie de l’armée suisse et des centres fédéraux d’asile.

L’aumônerie musulmane dans l’armée suisse

Depuis 2020, l’aumônerie de l’armée suisse s’est ouverte aux aumôniers et aumônières de confession minoritaires en Suisse. Alors qu’elle ne collaborait jusque-là qu’avec les Églises reconnues de droit public, elle s’adapte aujourd’hui à la diversité de son corps et accepte en ses rangs des aumôniers et aumônières évangéliques, musulman·es et juif·ves.

Grâce à un travail de plusieurs années entre les Eglises, l’aumônerie de l’armée et la Fédération des organisations islamiques de Suisse (FOIS), le 13 mai 2022 signe l’intégration d’un premier aumônier musulman à l’aumônerie militaire. Celui-ci intègre une corporation professionnelle militaire riche de 167 aumôniers (152) et aumônières (15). Au 1er janvier 2023, cette aumônerie fédérale comprenait 128 germanophones (dont 11 femmes), 29 francophones (dont 4 femmes) et 9 italophones. Elle peut ainsi compter sur 82 aumônier·ères protestant·es (dont 9 femmes), 60 catholiques (dont 5 femmes), 19 issus d’Eglises évangéliques, 2 de la communauté juive et un musulman.

Pour pouvoir prétendre à un poste dans l’armée, l’aspirant·e aumônier·ère doit non seulement avoir effectué une formation militaire de base, mais il/elle doit aussi témoigner de ses  compétences théologiques et en matière d’accompagnement. Il/elle doit ainsi être reconnu·e par l’organisation signataire des accords avec l’armée suisse (en l’occurrence la Fédération des organisations islamiques de Suisse – FOIS), suivre et réussir une formation spécifique de trois semaines à l’aumônerie militaire. Il/elle sera ensuite affecté·e à une troupe, la caserne pouvant changer durant le service.

Quelle que soit leur appartenance religieuse, les aumôniers·ères de l’armée doivent tous et toutes respecter les mêmes principes : favoriser le bien-être spirituel des militaires en tenant compte de leurs situations personnelles. L’approche est fondée sur une conception de l’être humain et de valeurs qui imprègnent la Suisse telles que la justice, l’égalité, la coexistence, le respect et la diversité. Il s’agit donc d’un accompagnement spirituel inconditionnel et non communautariste, chaque aumônier·ère s’engageant à accompagner les militaires dans leurs propres histoires de vie et convictions.

©Simon Infanger, source: https://unsplash.com/fr/photos/homme-en-uniforme-de-camouflage-vert-et-marron-tenant-un-fusil-noir–_02VOYclsY

L’aumônerie musulmane dans les centres fédéraux d’asile

Suite à trois projets pilotes échelonnés entre 2013 et 2022, le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) établit définitivement une aumônerie musulmane dans des centres fédéraux d’asile (CFA). Cette introduction répond au besoin croissant de pouvoir compter sur des professionnel·les aux compétences linguistiques, culturelles et religieuses spécifiques aux personnes qui demandent aujourd’hui l’asile en Suisse.

En effet, même si la crise ukrainienne a bouleversé l’asile en Suisse, une proportion importante des personnes en exil viennent de pays à majorité musulmane (dont l’Afghanistan, la Turquie, la Syrie, l’Algérie ou l’Iran). Ainsi, en 2022, 39 aumôniers·ères travaillent dans les CFA, parmi lesquels 16 protestant·es, 15 catholiques, 7 musulman·es (dont une femme) et un juif. La majorité exerce à de petits pourcentages dans différents centres fédéraux .

Les aumônier·ères musulman·es répondent à des profils culturels et linguistiques différents : ils et elle viennent du Moyen-Orient, de pays du Maghreb ou de Turquie, ils et elle parlent ainsi arabe et/ou le turc, mais aussi différents dialectes locaux. Si les aumônier·ères musulman·es s’inscrivent actuellement dans la tradition sunnite, les équipes d’aumônerie musulmane sont consciente de l’importance à recruter une diversité de profils en son sein .

En effet, dans les CFA se côtoient des requérant·es ayant fui des régimes dans lesquels ils et elles ont pu être persécuté·es en tant que minorités religieuse ou ethnique. Cela peut ainsi être le cas de ressortissant·es chiites ou alévi·es, des minorités que l’on retrouve par exemple en Afghanistan ou en Turquie. Les compétences de l’aumônerie d’asile incluent aussi des connaissances sur les procédures d’asile et une sensibilité à l’accompagnement de personnes ayant vécu des traumatismes et violences, y.c. sexuelles, durant leur parcours.

Les compétences de l’aumônerie d’asile incluent aussi des connaissances sur les procédures d’asile et une sensibilité à l’accompagnement de personnes ayant vécu des traumatismes et violences, y.c. sexuelles, durant leur parcours.

L’importance du nombre de réquérant·es de confession musulmane dans le CFA n’a cependant pas comme conséquence le développement d’une aumônerie communautaire. Au contraire. Tout comme à l’armée, les équipes d’aumônerie adoptent une approche interreligieuse et interconfessionnelle. Les aumônier·ères musulman·es collaborent de plus en plus avec les autres professions en charge de l’accompagnement dans les centres.

Conclusion

L’instauration d’une aumônerie musulmane intégrée aux concepts humanistes des aumôneries militaire et d’asile témoigne de la prise de consciences par les institutions fédérales de la pluralisation religieuse des personnes présentes en leur sein. Dans les cantons, certaines institutions, comme les prisons ou les hôpitaux, ont entamé une mue et initient des collaborations parfois formalisées avec les aumôneries (à l’exemple de Zurich avec QuaMS), parfois en ébauche (comme le canton de Vaud dans ses relations avec l’Union vaudoise des associations musulmanes), parfois inexistantes (à l’exemple du Valais).

D’autres fois, ses collaborations sont le fruit de relations interpersonnels entre un·e aumônier·ère et une personne musulmane (Fribourg) ou de la prise de contact direct de l’institution avec un aumônier musulman (Neuchâtel). La poursuite de ces collaborations (in)formelles posent les jalons du développement de nouvelles formes d’aumônerie : interreligieuse, interprofessionnelle et inclusive.


Références bibliographiques

Cattacin, S., Famos, C. R., Duttwiler, M., & Mahnig, H. (2003). Etat et religions en Suisse. Luttes pour la reconnaissance, formes de la reconnaissance. Commission fédérale contre le racisme, Berne.

Dziri, A., Lang, A., & Schmid, H. (2022). L’aumônerie musulmane : Jalons et perspectives. Centre Suisse Islam et Société, Fribourg, CSIS-Papers 12.

Schneuwly Purdie, M., & Zurbuchen, A. (2021). L’aumônerie dans les institutions publiques. Positionnements institutionnels, collaborations interreligieuses et enjeux de la profession. Centre Suisse Islam et Société, Fribourg, SZIG/CSIS Studies 5.

Autor

  • Mallory Schneuwly

    Docteure en sociologie des religions ||| Docteure en sociologie des religions, Mallory Schneuwly Purdie est actuellement maître-assistante, chargée de cours et formatrice au Centre Suisse Islam et Société de l’Université de Fribourg. Elle a mené des recherches sur la pluralisation religieuse dans les prisons suisses, sur la prévention de la radicalisation en ligne ou encore sur les identités musulmanes en Suisse.

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