État et religion  ·  Islam  ·  Reconnaissance de l'État  ·  Suisse
Abduselam Halilovic

Une question d’appartenance ? Une perspective musulmane sur la reconnaissance juridique

Depuis maintenant plusieurs décennies, l’idée d’une reconnaissance juridique des communautés musulmanes en Suisse circule aussi bien dans le discours politico-médiatique que dans la littérature spécialisée traitant de l’islam et du droit des religions dans le contexte suisse. Mais que signifie une reconnaissance des communautés musulmanes pour la société suisse et les communautés musulmanes ?

Pour des raisons multiples, divers acteurs s’engagent en faveur de la reconnaissance juridique des communautés musulmanes ou la rejettent en bloc. Les partisans avancent des arguments tels qu’une meilleure intégration des musulmans dans la société suisse ou un meilleur contrôle juridique des communautés musulmanes, tandis que les opposants critiquent la structure organisationnelle fondamentalement différente des communautés musulmanes par rapport aux églises chrétiennes établies et reconnues juridiquement, ou émettent des doutes fondamentaux sur toutes les organisations religieuses musulmanes existantes en tant que porteuses potentielles de cette reconnaissance, qui seraient au choix trop peu représentatives, trop conservatrices, voire islamistes. L’une des contributions les plus récentes au débat controversé sur la question de la relation fondamentale entre l’État et l’islam est la nouvelle prise de position de l’Union démocratique du centre (UDC) sur « l’islam et l’islamisme », datant de juin 2021, qui réclame pour la Suisse « l’introduction d’une loi sur l’islam selon le modèle autrichien ». La loi sur l’islam a posé en 1912 les bases de la reconnaissance de droit public de l’islam en tant que communauté religieuse en Autriche et de son égalité juridique avec les autres communautés religieuses. Le débat autour de la question des relations entre l’État et l’islam et de la reconnaissance juridique des communautés musulmanes n’a donc rien perdu de son acuité.

Droits et devoirs

L’article 72, alinéa 1 de la Constitution fédérale suisse stipule que les cantons sont compétents pour régler les relations entre l’Église (c’est-à-dire la communauté religieuse) et l’État. D’un côté, nous avons donc 26 cantons qui ont chacun leur propre conception historique des relations avec les communautés religieuses. La plupart des cantons connaissent des formes de reconnaissance de « droit public », ou « grande », et de « droit privé », ou « petite », des communautés religieuses. Ce que ces formes juridiques de reconnaissance des communautés religieuses signifient et contiennent en détail varie souvent fortement d’un canton à l’autre. Fondamentalement, la reconnaissance juridique définit les droits et les obligations des autorités étatiques et des communautés religieuses, comme par exemple la perception d’impôts ecclésiastiques, l’accès aux institutions publiques pour l’aumônerie et la compensation financière pour les prestations de service d’importance pour l’ensemble de la société ou la structure organisationnelle démocratique des communautés religieuses et leur transparence financière.

Exposition « Heimat » sur le site de l’arsenal de Lenzbourg par le Stapferhaus. Dans le débat sur la reconnaissance par l’Etat des minorités religieuses, il est également souvent question d’appartenance et d’intégration. © Vera Rüttimann

Qui doit être reconnu ?

Du côté musulman, la complexité n’est pas moindre. La majorité des musulmanes et des musulmans de Suisse sont issu·es de l’immigration. Il existe une riche diversité en termes d’empreintes théologiques islamiques et ethnoculturelles. La répartition et la composition de la population musulmane dans les différents cantons présentent souvent de grandes différences. La structure des organisations religieuses musulmanes est donc marquée en conséquence. Les plus de 200 communautés musulmanes locales en Suisse sont organisées en plus d’une douzaine d’associations faîtières, dont une partie s’oriente vers les réalités cantonales, régionales et fédérales de la Suisse, tandis qu’une autre partie des associations faîtières exprime l’empreinte culturelle et ethnique et les liens toujours existants avec les pays d’origine. Parallèlement, le paysage organisationnel musulman est étroitement imbriqué à tous les niveaux, tant sur le plan structurel que personnel, de sorte que, par exemple, une communauté locale de mosquées à caractère albanais, arabe, bosniaque, turc, etc. est membre à la fois de son association faîtière ethnoculturelle et de son association faîtière cantonale, qui sont elles-mêmes membres d’une association faîtière fédérale. Lorsque l’on parle de la reconnaissance juridique des communautés musulmanes, la première question à se poser est donc de savoir qui doit être reconnu. Les communautés musulmanes locales individuelles, les associations faîtières au niveau fédéral, les associations faîtières cantonales ou les associations faîtières ethnoculturelles ?

Probablement en raison de la réglementation de l’art. 72, al. 1 Cst., ce sont les associations faîtières musulmanes cantonales qui se sont fixées pour objectif une reconnaissance juridique dans leurs statuts et/ou leur programme d’activités, à l’image de la Basler Muslim Kommission (BMK), l’Islamische Gemeinde Luzern (IGL), l’Union Vaudoise des Associations Musulmanes (UVAM), la Verband Aargauer Muslime (VAM) et la Vereinigung der islamischen Organisationen à Zürich (VIOZ). La société attend en principe des organisations faîtières musulmanes qu’elles fournissent les mêmes prestations que les communautés religieuses établies, juridiquement reconnues et principalement chrétiennes. En même temps, elles disposent de ressources beaucoup plus modestes que les communautés religieuses reconnues juridiquement, alors qu’elles ne peuvent souvent pas agir dans de nombreux domaines en raison de restrictions structurelles et juridiques.

Intégration et égalité des droits

Les associations faîtières musulmanes cantonales susmentionnées associent donc la reconnaissance juridique, qu’elle soit « grande » ou « petite », à un effet d’intégration dans la société suisse, grâce à de meilleures possibilités de participation aux préoccupations de l’ensemble de la société et à la fourniture de prestations de qualité pour le bien commun. Pour illustrer cela par un exemple concret, dans le canton de Vaud, la reconnaissance de droit privé, ou « petite » reconnaissance de l’UVAM, qui lui est actuellement ouverte, exigerait d’une part de l’UVAM le respect de l’ordre juridique suisse, le respect des libertés individuelles constitutionnelles, le respect de la paix religieuse, le respect des principes démocratiques et la transparence financière.

Les associations faîtières musulmanes cantonales associent à la reconnaissance juridique une reconnaissance des musulman·es en tant que membres à part entière de la société.

D’autre part, en tant que communauté religieuse reconnue par le droit privé, l’UVAM obtiendrait le droit de fournir des services d’aumônerie dans les institutions publiques du canton de Vaud, des possibilités de financement pour ses prestations d’importance sociale, le droit à l’exonération fiscale, l’accès à l’état civil pour recevoir des dons de personnes de confession musulmane, sous réserve de leur accord préalable, ainsi que le droit d’être consultée par les autorités sur les questions qui la concernent en tant que communauté religieuse. Outre l’aspect de l’intégration et de l’amélioration de la participation à la société, la symbolique de la reconnaissance juridique joue également un rôle important. Les associations faîtières musulmanes cantonales associent la reconnaissance juridique à une reconnaissance des musulmanes et des musulmans en tant que membres à part entière de la société. Ainsi, dès 2003, la VIOZ a argumenté en faveur de la reconnaissance juridique en affirmant l’identité helvético-zurichoise des musulman·es du canton de Zurich.

Défis et solutions pragmatiques

En raison des obstacles juridiques et politiques élevés pour une reconnaissance juridique, qu’elle soit « grande » ou « petite », la question de celle-ci a eu tendance à être reléguée au second plan ces dernières années par les associations faîtières musulmanes cantonales. Jusqu’à présent, seule l’UVAM a déposé une demande de reconnaissance de droit privé dans le canton de Vaud, ce qui représente un processus de plusieurs années. Dans la grande majorité des cantons, il n’existe pas de possibilité juridiquement définie de reconnaissance de droit public ou privé des communautés religieuses, ni même, à l’exception des cinq exemples cités plus haut, d’associations faîtières musulmanes cantonales qui viseraient une reconnaissance juridique des communautés musulmanes.

Actuellement, la situation juridique de cette forme de collaboration pragmatique nécessite souvent d’être clarifiée.

Le modèle actuel des communautés religieuses reconnues et non reconnues juridiquement est confronté à de plus en plus de défis, notamment en raison de la forte évolution du paysage religieux en Suisse ces dernières années, en particulier dans les domaines où les autorités étatiques et les communautés religieuses sont ou doivent être en contact et en collaboration étroite, comme par exemple l’aumônerie dans les institutions étatiques (armée, exécution de la justice, asile, santé, etc.). C’est pourquoi des approches pragmatiques et orientées vers des solutions se sont développées ces derniers temps, tant au niveau cantonal que fédéral, pour la collaboration entre les autorités et les communautés religieuses non reconnues juridiquement (y compris les communautés musulmanes). Actuellement, la situation juridique de cette forme de collaboration pragmatique nécessite souvent d’être clarifiée. C’est dans ce sens que le Conseil d’Etat du canton de Zurich a demandé en 2017, dans ses principes directeurs sur les relations entre l’Etat et les communautés religieuses, la création de bases d’action claires pour les relations avec les communautés religieuses non reconnues par la Constitution.

Processus de réflexion

La question de la classification juridique des communautés musulmanes reste donc très pertinente. La VIOZ, pour s’en tenir à l’exemple de Zurich, s’est fixé comme objectif la reconnaissance en droit public dès sa création en 1995. L’examen de la question de la reconnaissance en amont de la votation populaire de 2003, lors de laquelle la création d’une possibilité de reconnaissance juridique d’autres communautés religieuses dans le canton de Zurich était en jeu, a déclenché d’importants processus de réflexion internes au sein des organisations membres de la VIOZ, par exemple sur leur propre constitution démocratique ou sur la question des impôts ecclésiastiques.

Ces réflexions ont certes été interrompues assez brusquement par le net rejet du projet correspondant. Néanmoins, la VIOZ et les communautés musulmanes qui lui sont affiliées ont maintenu le cap de la coopération intégrative à l’échelle de la société et ont adopté en 2005 une déclaration commune de principe dans laquelle elles s’engagent en faveur de la démocratie, de l’État de droit, de la paix, des droits humains, de l’égalité, de l’intégration et du dialogue interreligieux.

Les organisations musulmanes, dans le canton de Zurich et au-delà, s’engagent désormais, malgré des revers cuisants comme l’interdiction des minarets en 2009, dans une collaboration de longue date avec d’autres acteurs de la société comme les autorités, les ONG, les églises, etc. L’intégration d’aumônier·ères issus de communautés juridiquement non reconnues dans des institutions publiques, dans le sens de la collaboration pragmatique susmentionnée entre l’État et les communautés religieuses non reconnues, comme c’est le cas à Zurich entre le canton et la VIOZ depuis plusieurs années, a également été soulignée de manière positive dans le dernier rapport du Conseil fédéral sur les incitations à la professionnalisation des personnes assurant un encadrement religieux, publié en août 2021, et approuvée en tant que composante de la cohabitation pacifique et du renforcement de la cohésion sociale.

Pour une perspective à plus long terme dans les relations entre l’Etat et les communautés religieuses non reconnues juridiquement, y compris la communauté musulmane, des processus de réflexion fondamentaux doivent être initiés et développés tant de la part de la communauté musulmane que de la part des autorités lors de la reconnaissance juridique, afin de déterminer comment les formes existantes de collaboration pratique peuvent être établies sur une base juridique stable. Dans les cantons où la possibilité d’une reconnaissance juridique des communautés religieuses existe et où les communautés musulmanes se sont organisées en associations faîtières cantonales, la volonté de reconnaissance juridique de leur communauté religieuse a été clairement exprimée par les musulmanes et les musulmans. Il ne reste plus qu’à espérer que de nouvelles impulsions, tant de la part des communautés musulmanes que des autorités, suivront pour permettre une égalité substantielle et une possibilité de participation des musulmanes et musulmans en tant que membres égaux de la société.


Littérature consultée :

Positionspapier der VIOZ zur Frage der juristischen Anerkennung im Kontext der Volksabstimmung vom November 2003 (2003): https://vioz.ch/archiv/positionspaper-zur-abstimmung-vom-30-11-2003/

Grundsatzerklärung der VIOZ (2005): https://vioz.ch/wp-content/uploads/2014/02/VIOZ-Grundsatzerkl%c3%a4rung_050327a.pdf

Darlegung der Frage der juristischen Anerkennung aus der Perspektive der UVAM: https://uvam.ch/reconnaissance/

Leitsätze des Regierungsrats des Kantons Zürich zum Verhältnis zwischen Staat und Religionsgemeinschaften (2017): https://www.zh.ch/content/dam/zhweb/bilder-dokumente/themen/sport-kultur/religion/StaatundReligion.pdf

Studie des Kantons Zürich zur Regelung des Verhältnisses zu nicht-anerkannten Religionsgemeinschaften (2019): https://www.zh.ch/content/dam/zhweb/bilder-dokumente/themen/sport-kultur/religion/Regelung%20des%20Verhaeltnisses%20zu%20nicht%20anerannten%20RG.pdf

Bericht des Bundesrats zu Professionalisierungsanreizen für religiöse Betreuungspersonen (2021): https://www.newsd.admin.ch/newsd/message/attachments/67836.pdf

Autor

  • Abduselam Halilovic

    Islamwissenschaftler und muslimischer Seelsorger, Präsidenten der Vereinigung der Islamischen Organisationen in Zürich (VIOZ) ||| Abduselam Halilovic (29) studierte an der Universität Zürich Islamwissenschaft, Geschichte der Neuzeit, Politikwissenschaft und Religionsphilosophie. Seit 2019 arbeitet er als muslimischer Seelsorger in öffentlichen Institutionen im Kanton Zürich und wurde 2021 zum Präsidenten der Vereinigung der Islamischen Organisationen in Zürich (VIOZ) gewählt.

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

You may use these HTML tags and attributes:

<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.