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Abduselam Halilovic

Financement des communautés musulmanes en Suisse

Les communautés musulmanes doivent sans cesse se justifier quant à leur financement.  On entend souvent dire que des flux financiers douteux en provenance de l’étranger viennent gonfler leur budget. Néanmoins, elles fournissent des prestations d’importance sociale, sans rémunération de l’État, contrairement aux communautés religieuses légalement reconnues.

Le financement des communautés musulmanes en Suisse est une question controversée qui est reprise à intervalles réguliers par la politique et les médias. Par exemple, dans une motion adoptée par le Conseil national en 2017, mais rejetée par le Conseil des États, le politicien de la Lega Lorenzo Quadri a demandé l’interdiction du financement des mosquées depuis l’étranger, l’obligation de publier les finances des communautés musulmanes et l’obligation de tenir des prêches dans la langue locale. Le Conseil fédéral et les associations musulmanes ont critiqué l’approche discriminatoire qui placerait les musulman·es sous une suspicion générale et introduirait des règles légales spéciales. Régulièrement, la question du financement est également mise en avant lors de la construction de nouvelles mosquées et discutée en lien avec l’influence étrangère et la radicalisation – comme par exemple à Wil, Netstal, Schaffhouse ou Reinach.

Des articles de presse correspondants, avec lesquels des interventions politiques sont faites en tandem, renforcent l’impression qui se dégage de l’étude de la Commission fédérale contre le racisme (CFR) parue en 2018 sur la qualité des reportages sur les musulmanes et les musulmans en Suisse. Entre 2009 et 2017, on a assisté à une multiplication des articles qui, en raison notamment de leur focalisation sur des thèmes tels que la « radicalisation » et la « terreur », créent une distance vis-à-vis des musulmanes et des musulmans, tandis que des domaines thématiques tels que « l’intégration réussie » et « la vie quotidienne » n’apparaissent que de manière marginale. L’attitude extrêmement critique et suspecte à l’égard des musulmanes et musulmans suisses et du financement de leurs communautés s’inscrit dans ce contexte. Un lien avec la réalité de leur vie quotidienne doit toutefois être remis en question.

Des flux financiers en provenance de l’étranger ?

La majorité des quelque 250 communautés de mosquées en Suisse sont organisées sous forme d’associations qui, comme les autres associations, sont financées par les cotisations des membres, les dons volontaires, les recettes des manifestations, etc. Il existe également quelques fondations. Les flux financiers en provenance de l’étranger ne jouent qu’un rôle mineur dans le financement des communautés musulmanes, tant en termes de montant que de nombre de mosquées qui en bénéficient.

Avec le temps et l’émergence de nouvelles générations dans le contexte suisse, le besoin de solutions à plus long terme s’est accru.

La communauté musulmane est marquée par son histoire migratoire. Les communautés de mosquées ont été créées dans le cadre de divers mouvements migratoires au cours des dernières décennies en tant que lieux de socialisation religieuse et d’entretien de leur propre religion, langue et culture. En tant que telles, elles ont d’abord été installées sous forme de bâtiments provisoires dans des halls industriels, des locaux commerciaux, des parkings souterrains, des restaurants et autres, sans doute en raison du contexte socio-économique limité de leurs membres et peut-être aussi de l’espoir d’un futur retour dans leur pays d’origine. Avec le temps et l’émergence de nouvelles générations dans le contexte suisse, le besoin de solutions à plus long terme s’est accru, ce qui s’est d’abord traduit par l’acquisition de biens immobiliers et, à partir des années 2010, par divers projets de construction.

Prestations d’intérêt général – même sans reconnaissance

Les prestations importantes pour l’ensemble de la société ont toujours fait partie de l’éventail des activités des communautés musulmanes. Il s’agit de diverses formes d’engagement telles que les cours de soutien, les cours de langue et d’intégration, les journées portes ouvertes, le travail avec les jeunes, les visites guidées des mosquées et le dialogue interreligieux, ainsi que l’aide sociale sous forme de conseils donnés par des personnes religieuses dans des situations de vie difficiles. S’y ajoutent de plus en plus de tâches assumées par les communautés musulmanes en dehors de leur cadre propre, dans le contexte plus large de la société dans son ensemble, comme l’enseignement religieux islamique dans les écoles pour les élèves musulman·es et, en particulier, l’aumônerie musulmane dans les institutions publiques (par exemple dans les cantons de Zurich, Lucerne, Saint-Gall, Argovie), dans le domaine de l’asile et dans l’armée.

En Suisse, les relations entre l’État et la religion et le financement des activités des communautés religieuses sont des affaires cantonales. La plupart des cantons connaissent le modèle des communautés religieuses dites « reconnues de droit (public) » et « non reconnues »1. La question du financement est étroitement liée à celle de la reconnaissance juridique. Pour les communautés religieuses reconnues par le droit (public), les cotisations des membres sont perçues par les administrations fiscales cantonales sous forme d’impôts confessionnels, à la différence des communautés musulmanes non reconnues, organisées sous forme d’associations et de fondations de droit privé. S’y ajoutent, dans certains cantons, des impôts ecclésiastiques pour les entreprises et des subventions publiques pour des activités importantes pour l’ensemble de la société.

En comparaison, les communautés musulmanes non reconnues juridiquement ne disposent que de ressources financières modestes, tandis qu’une grande partie des activités communautaires se déroule à l’aide de bénévoles.

Cela permet aux communautés religieuses légalement reconnues de mettre en place des structures professionnelles, de former et de perfectionner les personnes chargées de l’encadrement religieux, de s’engager sur le plan pastoral et social dans la communauté et la société, de mener des activités de formation, de promouvoir la culture ou encore le dialogue interreligieux. En comparaison, les communautés musulmanes non reconnues juridiquement ne disposent que de ressources financières modestes, tandis qu’une grande partie des activités communautaires se déroule grâce au bénévolat. Même les personnes chargées de l’encadrement religieux au sein des communautés musulmanes, comme les imams, les professeurs de religion ou les responsables de groupes de jeunes, sont souvent bénévoles ou travaillent à temps partiel.

Je donnerais les 1000 francs de manière générale à l’aide aux réfugiés, indépendamment de leur origine. Je considère que la situation est très urgente et dramatique. L’imam Muris Begovic (directeur de l’association des organisations islamiques de Zurich et de l’aumônerie musulmane de Zurich) prend des photos au centre islamique bosniaque IBC à Schlieren. https://islam-seelsorge.ch/
© Stefan Maurer, la photo fait partie d’une série de photos pour religion.ch.

La professionnalisation a un prix

Dans toutes les offres des communautés musulmanes mentionnées, importantes pour l’ensemble de la société, le bas seuil et le bénévolat sont des aspects marquants. La société exige de plus en plus une professionnalisation plus poussée dans le respect de normes de qualité élevées (mot-clé : prévention de la radicalisation), mais les acteurs musulmans se fixent également cet objectif. La professionnalisation implique toutefois la création et l’utilisation de ressources supplémentaires, notamment financières. Pour les projets existants, comme par exemple l’aumônerie musulmane dans les institutions publiques du canton de Zurich, les bases juridiques pour un financement durable font généralement défaut, alors qu’ils poussent les communautés musulmanes à la limite de leurs capacités, en premier lieu du point de vue financier.

Le vecteur de la reconnaissance étatique des communautés religieuses date d’une époque où il y avait une ou tout au plus deux confessions marquantes par canton.

La question de la vision d’un avenir durable se pose dans ce contexte de tensions entre la richesse de l’offre existante de prestations importantes pour l’ensemble de la société fournies par les communautés musulmanes, le besoin d’assurer leur qualité et leur professionnalisation ainsi que les exigences croissantes en matière de ressources financières et autres.

Le vecteur de la reconnaissance étatique des communautés religieuses date d’une époque où il y avait une ou tout au plus deux confessions marquantes par canton. Mais avec les changements sociaux des dernières décennies, le paysage religieux s’est fortement pluralisé, tant au niveau interreligieux qu’intra-religieux. La question se pose de savoir si les nouveaux groupes religieux qui se sont formés doivent être pris en compte. Si oui, cela signifie-t-il que, par exemple, chacune des quelque 250 communautés de mosquées dans leurs cantons respectifs peut et doit déposer une demande de reconnaissance juridique ?

L’inaction n’est pas une stratégie d’action constructive

Dans de nombreux cantons, peu de choses ont été faites jusqu’à présent dans ce domaine, bien qu’une certaine dynamique positive semble avoir émergé ces derniers temps dans certains endroits. La conscience de l’inégalité de traitement entre les communautés religieuses légalement reconnues et celles qui ne le sont pas s’accroît. Le canton de Zurich en est un exemple positif : il s’est penché sur cette question, notamment dans ses principes directeurs sur les relations entre l’État et la religion, et réalise des projets concrets, axés sur les besoins, en collaboration avec la communauté musulmane.

L’inaction, tant de la part de la communauté musulmane que des acteurs de la société (autorités, communautés religieuses reconnues, ONG, etc.), ne semble en tout cas pas être une stratégie d’action constructive face à la poursuite de la pluralisation et de la complexification de la société. Enfin, en tant que citoyens, contribuables et membres productifs de cette société, les musulmans participent aux impôts sur les sociétés et aux subventions qui permettent de cofinancer les prestations importantes pour l’ensemble de la société des communautés religieuses reconnues par le droit public.

Vivre la diversité dans l’unité

Les communautés musulmanes ont exprimé leur intérêt pour une reconnaissance juridique dans divers cantons en fondant des associations faîtières cantonales représentatives. Une telle démarche peut constituer un élément important pour garantir à l’avenir de manière durable leurs prestations importantes pour l’ensemble de la société, qui sont également une contribution essentielle à l’intégration, à la paix et à la cohésion sociales. Les associations faîtières musulmanes cantonales, en tant que représentantes des communautés musulmanes, sont à la disposition de la société et de tous les acteurs (autorités, communautés religieuses reconnues, ONG, etc.) en tant que partenaires de dialogue, également en ce qui concerne le financement futur de leurs prestations importantes pour l’ensemble de la société.

Il est clair que la reconnaissance juridique de nouvelles communautés religieuses est un processus de longue haleine avec des obstacles juridiques et politiques importants. Une inspiration pourrait peut-être être trouvée en dehors du contexte suisse. Les sociétés démocratiques connaissent divers modèles qui fonctionnent bien pour régler les relations entre l’État et la religion ainsi que pour gérer la pluralité religieuse, comme par exemple en Scandinavie ou dans les pays du Benelux, ces modèles s’inscrivant bien entendu dans leur contexte respectif. La formulation d’une vision d’avenir innovante pour la reconnaissance des prestations importantes des communautés musulmanes pour l’ensemble de la société dans notre contexte suisse, quelle qu’en soit la forme, devrait idéalement se faire dans le cadre d’un consensus social largement soutenu et susceptible de réunir une majorité. Tout à fait dans l’esprit du préambule de la Constitution fédérale suisse, qui exprime la volonté de « vivre la diversité dans l’unité » « dans la considération et le respect mutuels ».


  1. Un article sur la reconnaissance juridique dans une perspective musulmane a déjà été publié précédemment sur religion.ch. ↩︎

Autor

  • Abduselam Halilovic

    Islamwissenschaftler und muslimischer Seelsorger, Präsidenten der Vereinigung der Islamischen Organisationen in Zürich (VIOZ) ||| Abduselam Halilovic (29) studierte an der Universität Zürich Islamwissenschaft, Geschichte der Neuzeit, Politikwissenschaft und Religionsphilosophie. Seit 2019 arbeitet er als muslimischer Seelsorger in öffentlichen Institutionen im Kanton Zürich und wurde 2021 zum Präsidenten der Vereinigung der Islamischen Organisationen in Zürich (VIOZ) gewählt.

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